Corinne Bally se consacre à la valorisation du patrimoine artisanal de l'Amérique centrale et plus particulièrement à celui des masques chamaniques de la région du Darien. Entre le Panama et la Colombie, la jungle du Darien est l'un des endroits les plus sauvages au monde. Corinne Bally travaille depuis plus d’une décennie avec les femmes des tribus Embera, créant des pièces uniques inspirées des rites chamaniques, entre objet rituel, décoration et art contemporain.
A Paris, cet été, Maisons du Monde expose une collection exceptionnelle de ces masques. Une mise en lumière de la richesse culturelle, humaine et artistique de cette aventure.
J'ai toujours été fascinée par l'art et la beauté, mais je ne me sens pas moi-même créatrice
Corinne Bally, fondatrice de Corinne Bally Ethic & Tropic
« Par contre, j'ai peut-être la vocation de savoir apprécier les belles choses, de les faire connaître, de les mettre sur le devant de la scène et peut être de permettre leur évolution. Ce n'est pas moi-même qui crée, mais j'ai besoin des autres pour créer avec les autres. »
Née en France Corinne Bally vit en Espagne. Cette binationale possède une double maîtrise en lettres et communication internationale. Après un parcours professionnel au sein de Chambres de commerce et des programmes de la communauté européenne dans la gestion de projets, elle se réoriente vers l’art et la culture. Après son mariage, Corinne Bally s’installe à Valence en Espagne et crée une galerie d’art. Passionnée par l’Amérique centrale, elle développe une relation profonde avec des tribus indigènes, notamment en découvrant et en valorisant leurs masques chamaniques. Toutefois il a fallu que Corinne Bally soit acceptée par les femmes des tribus Embera. « Ce sont elles qui m'ont choisie puisque, je suis arrivée dans les villages sans les connaître. J'ai démarré avec de toutes jeunes femmes qui ne savaient pas travailler. Elles savent intuitivement parce que c'est une tradition, mais personne ne travaillait beaucoup puisque on faisait un masque pour le chaman. »
« J'ai démarré avec des toutes jeunes femmes qui travaillaient mal. J'ai tout acheté. J'ai encore des stocks de masques que j'appelle les primitifs et petit à petit, j'ai vu l'évolution en six ans, en huit ans, en dix ans de toutes ces jeunes femmes. Quand je dis de toutes jeunes femmes, c'est qu'elles sont mamans à quatorze ans, elles ont entre six et huit enfants. Elles commencent à travailler avec moi à quatorze ou seize ans parce que ce sont des mamans, donc elles ont le droit de travailler et souvent elles sont malhabiles. De même que les femmes qui sont très âgées et qui ne voient pas très bien. On a des masques qui sont touchants et petit à petit, ensemble, on a évolué.
Et aujourd'hui j'ai quelques artisanes auxquelles je pense, qui ont démarré avec moi depuis le début et qui font des merveilles parce qu'on a réussi à incorporer leur technique, leur caractère. Je reconnais le travail de chacune. Elles peuvent tout me mélanger. Je sais qui a fait quoi. On reconnait le caractère de chaque femme. Et j'ai vu une évolution extraordinaire. Et ça, c'est ce qui est vraiment beau et touchant. Et la relation que j'ai avec elles aussi parce que se retrouve vraiment. Il y a des retrouvailles et on communique par messagerie aussi. Quand elles ont un téléphone, elles m'envoient des messages audio pour être toujours en contact. Il y a une vraie relation entre nous. »
Depuis que Corinne Bally a créé Corinne Bally Ethic & Tropic en 2012, elle part régulièrement au contact des femmes Embera qui réalisent les masques chamaniques. Sur place, les retrouvailles sont toujours intenses. « Elles sont très heureuses de me montrer leur travail, de me montrer comment ça a évolué. Elles me disent : "Tu vas voir, je vais t'impressionner, je vais faire le plus grand masque que tu n'as jamais vu ou je vais te surprendre la prochaine fois." Mais ça s'arrête là. Si j'arrive avec des images, ça ne les intéresse pas. Ça s'arrête au moment où on se retrouve toutes ensemble dans un village. C'est un petit peu la fête. J'arrive. Je suis là pour un jour, deux jours selon la taille du village. On se retrouve, on va tout déballer parce qu'elles arrivent avec ces masques qui sont soigneusement conservés dans des pochons en tissu. On arrive en pirogue, il fait très chaud, un climat tropical et on ne voit rien.
Et puis là, elles arrivent une à une et elles ont ces masques, elles les sortent et là, c'est un feu d'artifice de couleurs et de créativité. Elles s'observent les unes, les autres. Elles essaient de faire des photos quand elles ont des téléphones, elles comparent le travail des unes et des autres parce qu'elles travaillent chez elles, elles ne travaillent pas ensemble. C'est un jour de fête, il y a aussi de l'argent qui arrive, Tous les enfants sont là, il y en a partout et pour elle, ça s'arrête là. J'emporte les masques et on va redémarrer. Elles me demandent immédiatement : "Qu'est-ce que tu veux pour la prochaine fois ?" Et on est reparti sur autre chose et je suis revenu avec des vidéos que j'avais fait avec une amie artiste, une musicienne péruvienne qui m'avait dit elles vont adorer cette vidéo, mais non, le travail s'arrête là. À partir du moment où j'emmène les masques, ils partent dans un autre monde et c'est comme s'ils avaient été brûlés, après le rituel. »
Récolte, teinture, création du masque avec tissage ou broderie, la technique exceptionnelle des masques traditionnels utilisés par des tribus d’Amérique centrale passionne Corinne Bally. « Ce qui m'a fasciné dans ces masques, ce n'était pas la qualité à l'époque mais la technique. A l'origine, ils sont faits pour les rituels chamaniques. Le chaman va demander à la famille du consultant de réaliser ces masques en fonction de la pathologie du consultant. Le chaman est guidé par un esprit, c'est l'esprit qui va demander au chaman de réaliser tel ou tel masque. Ces masques sont utilisés uniquement par le chaman. Ils sont brûlés après le rituel parce qu'on ne peut pas toucher un masque qui est chargé.
Donc ils sont utilisés par le chaman pour communiquer avec le monde invisible. Pour cette tribu, comme pour beaucoup de tribus animistes, il y a deux mondes le monde visible, celui dans lequel nous vivons et le monde invisible qui est celui des esprits. Et l'avantage du monde invisible, c'est qu’il nous voit alors que nous, nous ne pouvons pas communiquer avec ce monde invisible. La seule personne qui peut communiquer avec le monde invisible, c'est le chaman et il va donc utiliser pour les rituels différents outils. Et ces masques sont un de ces outils. Donc voilà ce que j'ai découvert il y a plus de douze ans. »
La technique ancestrale, la beauté et leur rôle dans la communication avec les esprits font de ces masques des témoins précieux d’un patrimoine en voie de disparition. Pour Corinne Bally c’est une aventure humaine et artistique qui fait réfléchir à la magie qui se cache derrière chaque création. « J'ai découvert très vite les différentes techniques et la créativité de chacune des femmes. Quelquefois je les laisse libres parce que c'est intéressant pour moi, mais elles n'aiment pas. En général, elles aiment bien être orientées. Quand je les laisse libres, j'ai des choses comme des masques très bizarres. Et là, je demande par exemple une fois : "Mais qu'est ce que c'est ?" Parce que j'ai une énorme tête avec deux ou trois cornes. Et elle me dit : "C'est un esprit qui venait me visiter toutes les nuits, donc je l'ai fait pour toi, comme ça tu l'emmènes et moi il me laisse tranquille." C'est le charme qu'on peut avoir à les laisser travailler seules quand elles le souhaitent. Et dans d'autres cas, effectivement, je vais orienter la production parce qu'il y a des artisanes qui ont une technique très particulière et qui développent une broderie très particulière. »
« Certaines font des têtes d'oiseaux magnifiques parce qu'elles travaillent la couleur et les motifs. Je vais leur demander des têtes d'oiseaux et à d'autres je vais demander des félins parce qu'elles excellent dans les teintures dans ces tons fauves chocolat. On a des couleurs magnifiques et c'est moi qui vais orienter, en fonction de l'habileté et de la qualité du travail de chacune. »
Corinne Bally a tissé un lien unique avec des tribus isolées d’Amérique centrale. Par une démarche respectueuse et passionnée, elle permet à un peu plus de 150 femmes sur sept villages de valoriser leur savoir-faire, gagner leur vie, et préserver leur identité face à l’oubli. « Nous n’avons pas de pièces anciennes, contrairement au masque africain qui est fait pour durer, parce qu'il est en bois, il est en métal. Ce masque-là, il est fait en feuille de palme. Il est très léger, très résistant, mais il brûle facilement. Il est fait pour être utilisé et pour être brûlé. Après, il a une fonction pratique, mais nous en avons fait un objet d'art. C'est une tribu qui va disparaître très vite. Il y a un phénomène d'acculturation. La nouvelle génération ne parle plus le dialecte et ne peut plus communiquer avec les la génération des grands parents.
J'assiste à un phénomène d'acculturation très rapide et qui est terrible à voir. Mais là on ne peut pas lutter contre. C'est le cours des choses et on est dans un phénomène de dissolution. Il y a une chose qui s'est développée dans cette tribu, c'est le travail des masques. C'est à dire que quand moi je suis arrivé, c'était moribond, on faisait des masques pour les rituels, on n'en faisait presque plus, on les brûlait. Il n'y avait absolument aucune fierté de réaliser ce travail. Et puis là, en douze ans, on a des femmes qui sont très fières de leur travail, qui gagnent de l'argent plus que leurs maris, elles sont fières de ce qu'elles font et on a une production qui s'est développée avec des objets d'art. Au-delà, je dirais, de la sauvegarde culturelle. Il y a même une évolution. C'est à dire que pour moi c'est un langage parce que je ne vends pas de grande quantité, mais je vends partout dans le monde et ça permet à ces femmes finalement de parler de leur culture et de montrer qui elles sont. Aujourd'hui, on a transcendé l'objet rituel qui mélange le dessin rituel de protection en oeuvres créatives très contemporaines. On a du design, on a des choses qui sont absolument incroyables. »
Les masques ont quitté leur usage rituel pour devenir des pièces de design et d’art contemporain. Corinne Bally fait le pont entre deux mondes. Entre sacré et esthétique, ces masques transcendent leur fonction initiale pour exprimer une créativité universelle. « Le fait que je les ai découverts, et c'est vraiment une rencontre, c'est le hasard parce que je n'étais pas du tout partie les chercher. Le fait que je les ai découverts et que j'ai commencé cette collaboration, ça a permis de les maintenir et de dynamiser cette production. Donc d'arriver à ce niveau de création et de créativité. S'il n'y avait pas eu cette rencontre aujourd'hui, ces masques n'existeraient pas, on n'aurait pas le plaisir de pouvoir les contempler. Et ça, c'est vraiment important. Ça fait partie des mystères. Quand je parle de mon histoire, je dis que les coïncidences n'existent pas et que ce n'est pas un hasard. Si j'ai trouvé ces masques, c'est que certainement ils avaient besoin de quelqu'un pour les faire connaître et peut-être développer cette création artistique. »
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