En attendant la parution cet automne d’un nouveau roman de l’Haïtienne Yanick Lahens, son éditrice parisienne réédite Dans la maison du père, le tout premier roman qui a fait connaître cette auteure talentueuse. Paru en 2000, ce bouleversant récit d’apprentissage, dont l’action se déroule dans le quartier bourgeois de Port-au-Prince, n’a pas vieilli d’un iota. Son portrait incandescent d’une jeune adolescente se réveillant aux promesses du monde qui l’entoure, sur fond de ressentiments familiaux et de drames sociaux, fait écho aux convulsions meurtrières que connaît l’île caribéenne, abandonnée par son élite corrompue et une communauté internationale résignée aux dérives des nations qui tardent à s’inscrire dans la logique du capital et du gain.
À 70 ans passés, Yanick Lahens est la grande dame des lettres haïtiennes. Traduite en nombreuses langues, elle est l’auteure de six romans et d’un septième qui est en attente de publication à la rentrée littéraire de septembre. En 2014, elle s’est vu décerner le prix Fémina pour son roman Bain de lune. Elle a aussi été titulaire de la prestigieuse chaire des Mondes francophones au Collège de France à Paris, où tout au long de l’année 2019, elle a assuré un séminaire littéraire passionnant consacré à la thématique « Urgences d’écrire, rêves d’habiter », mêlant littérature et histoire d’Haïti.
On pourrait qualifier Dans la maison du père qui vient d’être réédité cette année de «bildungsroman », un roman d’apprentissage, lumineux et intense. Il raconte le récit d’entrée dans l’âge adulte d’une jeune fille en fleurs, sur fond d’événement majeur qui ont jalonné l’histoire haïtienne du XXème siècle : le retrait des Marines américains en 1934 après deux décennies d’occupation de la « terre des hautes montagnes », la dictature des Duvalier pendant la Guerre froide, mais aussi les passages d’André Breton et d’Aimé Césaire dans l’île durant la Seconde Guerre mondiale.
« 21 août 1934. (…) Une joie nue dansait dans la ville. La veille, au moment de m’endormir, mon père m’avait prévenue : "Demain tu vas vivre une journée que tu ne devras jamais oublier."
- Pourquoi ? lui avais-je demandé.
- Les Américains vont quitter le sol haïtien. Notre drapeau flottera à nouveau seul. Regarde et souviens-toi. Ce que tu verras demain, tu pourras le raconter à tes petits-enfants. »
Ce passage, situé dans les premières pages, donne le ton du roman. Nous sommes ici entre l’histoire et l’avenir, le rêve et l’épaisseur du réel, le déroulement solennel de l’actualité et l’impatience de l’attente.
À écouterYanick Lahens, la romancière haïtienne
« Je suis tard venue à l’écriture. Cela m’a protégée de vouloir me prendre pour Dostoïevski », aime rappeler Yanick Lahens. Elle est quasiment cinquantenaire quand elle publie Dans la maison du père. Toute son œuvre est nourrie par une vie pleinement vécue, entre exil et enracinement au pays natal, sur les hauteurs bourgeoises de Port-au-Prince, où est campée l’intrigue de son premier roman.
L’entrée dans la carrière fictionnelle de cette auteure talentueuse a été préparée par une longue et riche réflexion sur la place de la littérature et de la culture dans son pays, comme en atteste l’essai remarquable qu’elle a publié dans les années 1990, intitulé L’Exil : Entre l’ancrage et la fuite, l’écrivain haïtien.
Elle a aussi publié dans la foulée deux recueils de nouvelles où se déploient les thèmes et les névroses qu’elle développera plus tard dans ses romans. Elle reconnaît avoir aimé explorer le format à souffle court de la nouvelle. « J’ai essayé la nouvelle. C’est une esthétique du temps court. Il y a des contraintes. Mais c’est aussi un plaisir de le faire parce qu’écrire, c’est à la fois une souffrance, mais aussi un plaisir immense de jouer avec les mots pour pouvoir traduire le ressenti, les interrogations, la complexité. »
Dans La Maison du père, caractérisé par son écriture maîtrisée, sophistiquée et déchirante, on retrouve tout cela, le ressenti, les interrogations, la complexité de la vie. Puisant son matériau dans son propre vécu, Yanick Lahens a écrit le récit d’éclosion d’une adolescente aux complexités de la vie, aux passions et aux émotions.
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En révolte contre un père solaire et patriarcal, la jeune Alice Bienaimé refuse de se contenter du modèle de fille rangée que l’on l’invite à devenir. À l’écoute des bruits et des fureurs qui habitent la société haïtienne, elle cherche à se libérer en sortant des sentiers battus et étroitement bourgeois. Elle cherche ses modèles dans la culture populaire et tente de se libérer à travers les danses ancestrales interdites par la société bien-pensante. La danse dans ces pages, selon l’auteure, est la métaphore d’une démarche transgressive et ô combien libératrice pour le personnage central.
Elle n’oublie pas pour autant, comme elle l’explique, « la danse haïtienne traditionnelle était très mal vue dans la petite bourgeoisie. La danse est importante dans nos sociétés parce que c’est une reprise en mains d’un pouvoir sur le corps qui était interdit sous l’esclavage. Quand on est en esclavage, on a un corps prisonnier, un corps violenté et la danse est la reprise en main de ce corps-là. »
La jeune Alice s’emploie à faire tomber les barrières, barrières sociales, psychiques et culturelles, en se rapprochant de sa nourrice Man Bo qui lui raconte les légendes de leur île. Dans les cours de danse, elle s’initie au culte vaudou et tombe amoureuse d’un certain Edgard, issu des quartiers grouillants de la ville. Leur rencontre, écrit la romancière, « assouvit toutes (ses) faims naissantes ».
Faire tomber les barrières est le principal thème de ce premier roman magnétique, servi par la plume acérée et puissante d’une auteure dont le talent est à la hauteur de la littérature haïtienne bicentenaire, qui a donné quelques-uns des grands noms des lettres francophones. « L’écriture nous a fait naître en tant que peuple », soutient l’Haïtienne Yanick Lahens.
À réécouter1. Yanick Lahens
►Dans la maison du père, par Yanick Lahens. Editions Sabine Wespieser, 2015, 2025 (Le Serpent à Plumes, 2000),190 pages, 18 euros.