Cette année, pour la première fois, la Namibie commémore officiellement le massacre de ses populations, sous la colonisation allemande. C’était l’Holocauste avant l’Holocauste, c’est ainsi que les historiens qualifient le génocide des Herero et des Nama, survenu il y a 120 ans. La littérature africaine s’est aussi emparée de cette histoire terrifiante de brutalités et de domination, comme en témoigne Au-delà du silence du Sud-Africain André Brink. Un livre-réquisitoire doublé d’un récit féministe.
Windhoek, la capitale de la Namibie : le 28 mai 2025, à l’initiative de sa présidente Netumbo Nandi-Ndaitwah, la population namibienne s’est recueillie devant la mémoire de leurs ancêtres tués pendant la terrible campagne d’extermination qui s’est déroulée dans ce pays, il y a 120 ans, sous la colonisation allemande. La présidente a ensuite rejoint ses compatriotes dans une veillée aux chandelles à travers les rues de la capitale.
C’est la première fois que cette nation de l’Afrique australe commémorait officiellement cette page traumatique de son histoire coloniale. Le crime, perpétré entre 1904 et 1907 et qui a fait plusieurs dizaines de milliers de morts, est aujourd’hui considérée comme le premier génocide du XXème siècle. C’était, dit-on, l’Holocauste avant l’Holocauste.
En 2021, l’Allemagne a officiellement reconnu sa responsabilité dans ce crime contre l’humanité et a demandé pardon par la voix de son ministre des Affaires étrangères de l’époque. « C’était un vrai massacre, raconte Georges Lory, spécialiste de l'Afrique australe. Pour les Herero qui ne sont pas majoritaires au sein de la population namibienne, ils doivent faire à peu près 10 % de la population, c’était très important. Les Nama étaient moins nombreux, mais c’est important que cela soit rappelé et souligné que cette colonisation s’est faite dans la douleur. Les Herero, qui étaient environ 80 000 personnes en 1904, ils ont été réduits à 15 000 personnes quatre ans après. Dans les années 2000, les descendants des Herero me disaient encore toute la souffrance que cet épisode dramatique leur inflige. En 2021, l’Allemagne a reconnu les exactions commises en Namibie un siècle plus tôt sous la colonisation allemande. La Namibie a instauré le 28 mai, jour du génocide. Cette année, cela a été la première fois qu’on a rappelé ce souvenir. »
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Tout a commencé en 1885, à la Conférence de Berlin où les puissances européennes se sont partagé le continent africain comme un vulgaire gâteau d’anniversaire. Entrée tardivement dans la danse, l’Allemagne est devenue une puissance coloniale en s’arrogeant la tutelle de l’actuelle Namibie, dans le sud-ouest de l’Afrique.
Le premier gouverneur du territoire était un certain Heinrich Göring, père d'Hermann qui allait ensuite briller pendant les années fatidiques de la Seconde Guerre mondiale en tant que l’un des principaux leaders de l’Allemagne nazie. Quant au père Göring, lorsque la population se révolte, chassé de ses terres convoitées par les colons allemands, il fait venir un corps expéditionnaire pour mater la révolte.
La répression sera brutale. Les militaires allemands, placés sous le commandement d’un certain Lothar von Trotha, connu pour sa cruauté, tirent sur les Africains désarmés à coups de canon, exécutent les survivants, empoisonnent les puits d’eau. Selon les historiens qui se sont penchés sur le sujet, l’objectif était d’exterminer la population.
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À son tour, la littérature s’est emparée du sujet. L’un des plus beaux romans consacrés à l’extermination des Herero et des Nama, on le doit au sud-africain André Brink, connu pour ses romans dénonçant l’apartheid dans son pays. Fasciné par l’histoire des violences qui ont ensanglanté l’Afrique australe, Brink raconte dans Au-delà du silence, la tragédie de l’histoire namibienne.
Il ne s’agit pas pour autant d’un récit historique, mais d’un récit de fiction qui, sur fond de la tragédie collective, raconte la quête identitaire d’une jeune orpheline allemande, débarquée en Afrique dans l’espoir d’y réaliser ses rêves de liberté. Le romancier s’était inspiré des documents d’archives, où s’accumulent des témoignages des femmes arrivées d’Allemagne pour fournir aux colons allemands une épouse, et parfois simplement de la chair fraiche.
André Brink écrit : « C’est ce nom qui, d’abord, a attiré mon attention. Hanna X. […] Hanna X. Ville d’origine, Brême. Voilà toute l’information qui était consignée là, rien d’autre. […] De ce Brême, de ce son, du souvenir de ces musiciens rejetés, surgit Hanna X. Une vie jalonnée par ses multiples morts. La première dut survenir avant qu’elle soit déposée, plus morte que vive, sur le seuil des Petits Enfants de Jésus, sur la Hutfilterstrasse. Elle mourut ensuite, deux fois, pendant ses années d’orphelinat. Une fois encore (nous en avons la trace) à bord du Hans Woermann qui voguait sur des mers plus foncées que la lie, partant de Hamsbourg, dépassant Madère, Tenerife et Grand Bassa, le long de la côte ouest de l’Afrique. Et puis naturellement, maintes fois, dans le Sud-Ouest africain, aujourd’hui la Namibie. Chacune de ces morts était une mue, un nouveau départ, comme un cycle menstruel. Mi-deuil, mi-célébration. La vie continue, hein ? »
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Protagoniste d’Au-delà du silence, Hannah a réellement existé parce que l’auteur a retrouvé son nom dans les archives coloniales. Mais contrairement aux autres femmes allemandes débarquées en Namibie à l’époque, il lui manquait un patronyme clair. D’où le X de l’anonymat adjoint à son prénom. Mais c’est surtout l’imagination du romancier qui est convoquée ici pour combler les lacunes dans les archives bureaucratiques, faisant de l’orpheline traumatisée une figure de révolte féminine et populaire, inspirante et inoubliable. Cela donne un personnage à mi-chemin entre Antigone et Jeanne d’Arc qu'Hanna X admire.
« Hanna X est orpheline. Brink a imaginé toute l’enfance d’Hanna X à Brême où elle est accueillie par des familles plus ou moins antipathiques dans le nord de l’Allemagne. Elle succombe aux charmes des recruteurs qui signifient qu’on peut aller faire fortune en Namibie. Au cours des voyages qui l’amènent à la capitale Windhoek, à l’intérieur des terres, elle est violemment agressée par un officier allemand qui lui coupe la langue notamment. Elle est défigurée et de ce fait ne peut pas trouver de mari. Toute sa quête sera ensuite de se venger de cet officier allemand. Ça se passe après les massacres de 1904. Et il y a la partie, je dirais épique du récit, qui raconte comment une femme qui est reléguée au Frauenstein, se rebelle et agrège autour d’elle des auteurs guerriers. Nama et les Hereros constituent une petite bande qui va prendre sa revanche sur l’Histoire », raconte Georges Lory.
Au-delà du silence fait parler les silences de l’Histoire. Son principal mérite est peut-être d’avoir su arracher aux ténèbres les pages oubliées du passé qui, à leur tour, nous aident à déchiffrer le tremblement de l’Histoire immédiate, à Gaza et ailleurs.
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Au-delà du silence, par André Brink. Traduction de Bernard Turle. Stock 476 pages, 22 euros.