« Il faut aller à la palabre africaine », disent les évêques de Côte d'Ivoire, après l'exclusion de plusieurs personnalités de l'opposition de la présidentielle du 25 octobre prochain. Dans une lettre pastorale publiée il y a une semaine, la Conférence des évêques de Côte d'Ivoire appelle à une élection « juste et inclusive », à laquelle, outre le président sortant Alassane Ouattara, qui a déclaré sa candidature ce 29 juillet, ses principaux opposants pourraient, eux aussi, se présenter. Mgr Jacques Ahiwa répond aux questions de Christophe Boisbouvier depuis son archevêché de Bouaké.
RFI : À trois mois de l'élection présidentielle, vous venez de publier une lettre pastorale dans laquelle vous ne cachez pas votre inquiétude. Pourquoi ?
Mgr Jacques Ahiwa : Parce que nous sommes des pasteurs. Nous avons les quinze diocèses de Côte d'Ivoire. Nous sommes au contact des populations. Et ce sont un peu les craintes de ces populations que nous avons essayé d'analyser, de prendre en compte non seulement dans nos prières, mais aussi dans nos analyses pour apporter quelques éléments de réponse et surtout de propositions pour apaiser, aider à apaiser ces craintes-là.
Et quelles sont ces craintes ?
Les craintes, c'est la peur d’une élection émaillée de violence. Nous savons depuis un certain temps que chaque fois que, les élections sont annoncées, les populations ont la peur au ventre. Et donc ça nous remonte. Tout le monde nous dit "priez, priez pour nous, faites quelque chose". Et ce que nous pouvons faire, effectivement, en tant que pasteur, c'est de prier et puis d'apporter notre contribution à la construction, à la préservation de la paix.
Monseigneur Jacques Ahiwa, dans votre lettre pastorale, il y a une semaine, vous appelez à une élection « juste et inclusive », est-ce à dire que pour l'instant ces deux conditions ne vous paraissent pas réunies ?
De ce qui revient des différents états-majors, je parle des groupements politiques de la société ivoirienne, nous constatons que, jusqu'à présent, il y a des dinosaures, comme on dit, de la politique ivoirienne qui ne figurent pas sur la liste électorale. Et cela crée beaucoup de tensions. Chacun fait valoir ses arguments et cela crée beaucoup de crispations dans la population. Donc en termes d'inclusion, pour l'instant, je pense que nous n'y sommes pas encore arrivés. Il y a encore du travail à faire pour que cette élection soit la plus large possible.
Laurent Gbagbo, Tidjane Thiam, Charles Blé Goudé… Plusieurs dinosaures, comme vous dites, n'ont pas le droit de se présenter, car les autorités affirment qu'elles ne sont pas éligibles au regard de la loi ivoirienne. Quelle est la position de la conférence épiscopale à ce sujet ?
La position de la conférence, elle porte sur la loi, sur la loi fondamentale. Nous avons fait notre analyse sur la base de la loi, mais aussi de l'environnement. Ceux qui estiment qu'ils ne sont pas éligibles ont les éléments pour argumenter. Mais nous, en tant qu’acteur aussi de la vie sociale, en regardant ce qui se passe, en analysant les crispations, parce que chacun fait valoir ses arguments, on aurait souhaité que les discussions se poursuivent pour voir dans quelle mesure cette exclusion ou bien ce manque qui pourrait permettre à ces candidats de compétir puisse trouver des solutions.
Concernant l'éligibilité de ces opposants, et c'est toujours dans votre lettre épiscopale, vous appelez à concilier le respect du droit et le bon sens politique. Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?
Nous voulons dire que, quand les lois ne permettent pas de préserver la cohésion, il faut peut-être aller à la palabre africaine. La palabre africaine, c'est quand il y a un problème presque insoluble, on active des leviers, des mécanismes pour entendre tout le monde et résoudre la question. D'autant plus que, depuis un certain temps, depuis 2010, la Côte d'Ivoire a quelques fois eu recours à ce genre de procédé. Et nous le disons très bien dans notre lettre que ce n'est pas nouveau que les acteurs de la vie politique puissent s'asseoir autour de la même table au niveau de l'élection présidentielle pour trouver des solutions. On parle même d'arrangements politiques. C'est ce que nous appelons le bon sens politique au regard des crispations, au regard de toutes les plaintes et de tout ce qui est susceptible de créer des désordres jusqu'à mort d'homme. Vous le savez très bien, les dernières élections étaient émaillées de pas mal de violence. Pour éviter tout cela, nous en appelons au bon sens politique qui consiste à s'asseoir autour de la même table et à trouver les solutions pour résoudre définitivement cette question de l'éligibilité.
Est-ce que vous faites référence à l'accord politique conclu sous l'égide du président sud-africain, Thabo Mbeki, afin que Monsieur Alassane Ouattara puisse être candidat en 2010 ?
Oui, nous l'avons dit dans la lettre aussi, c'est très clairement signifié. Nous parlons des accords issus des négociations de la crise de 2002, qui ont permis à tous les candidats de se présenter, au point qu’en 2010, les élections ont connu quand même un engouement assez fort.
Quand il y a contradiction entre le respect du droit et le bon sens politique, qu'est-ce qui doit primer à vos yeux ?
C'est la sagesse africaine, la préservation de la paix. Il n'y a pas de sacrifice de trop pour préserver la paix. Si vraiment il faut mettre entre parenthèses, dans un premier temps, le droit pour sauver les vies humaines, je pense que le choix est clair. Il faut sauver d'abord les vies humaines et après trouver vraiment les meilleurs mécanismes pour écrire des lois consensuelles qui pourront être acceptées par tous.
Alors ce que disent les autorités ivoiriennes, c'est que, si elles n'appliquent pas le droit de façon stricte et rigoureuse, elles risqueront ensuite d'être accusées d'autoriser les passe-droits.
Oui, ça, c'est vrai. C'est ce qu'on a toujours dit. Mais vous le savez très bien, depuis toujours, la loi, elle a été la loi et c'est face à la rigueur de la loi qu’on a toujours sollicité des médiations hors loi pour régler des crises. Il se trouve que nous sommes pratiquement dans les mêmes situations de crise qu’auparavant. Alors, je pense qu’il vaut mieux, pour sauver des vies. Nous, notre objectif, c'est cela : comment préserver la paix ? Comment faire en sorte que chaque ivoirien, chaque habitant de ce pays puisse aller et venir sans crainte en temps d'élection comme en temps de non élection. Que chacun puisse vaquer normalement à ses occupations et que les élections ne soient pas sources de crainte, de peur et surtout de violence en Côte d'Ivoire. La vie de l'homme est plus que tout. La vie est sacrée et nous, évêques de Côte d'Ivoire, nous sommes au service de la vie. Et nous sommes les veilleurs pour que tout soit mis en œuvre, même s'il faut mettre entre parenthèses pour un moment la loi pour que la vie soit sauvée, il faut le faire. Ce ne sera pas la première fois et ce ne sera pas le premier cas de figure dans le monde entier.
Et puis, dans votre lettre pastorale, Mgr Jacques Ahiwa, vous dénoncez, je cite, l'amateurisme de l'administration électorale. Faut-il à vos yeux remplacer la CEI, la Commission électorale indépendante, par autre chose ?
La CEI dans sa configuration actuelle est assez critiquée par les différents acteurs de la vie politique et sociale en Côte d'Ivoire. Il y a donc un travail à faire pour avoir une CEI, d'autant plus qu'elle est permanente, une CEI qui puisse être acceptée par tous pour que les règles qu'elle dicte soient reçues et bien mises en œuvre. Je pense qu'on va y arriver, mais pour l'instant, telles que les choses se présentent, la CEI, quand on la regarde, elle est un peu déséquilibrée. Et donc, il y a ce travail d'équilibrage pour qu'elle soit la plus consensuelle possible.