Tué à 35 ans, sur le front de la guerre du Biafra qui a déchiré le Nigeria postcolonial, le poète Christopher Okigbo fait partie, avec Chinua Achebe et Wole Soyinka, des grands fondateurs de la littérature nigériane moderne. Si l’œuvre d’Okigbo se limite à une centaine de pages à cause de sa disparition précoce, sa poésie est régulièrement publiée dans toutes les anthologies de poésie africaine anglophone. Entretien avec Christiane Fioupou, traductrice française du poète, dans Chemins d’écriture ce dimanche. Elle a traduit Labyrinthes, recueil réunissant l’essentiel de l’œuvre du Nigérian.
RFI: Christiane Fioupou, dans quelles circonstances avez-vous découvert Okigbo, « ce grand crieur public », comme l’a surnommé Soyinka?
Christopher Okigbo: Je l'ai découvert lorsque j'enseignais à l'université de Ouagadougou. C'était l'un des poètes dont on parlait beaucoup, mais qui était rarement au programme parce qu’il était tout de même considéré comme difficile. On enseignait plutôt le théâtre de Wole Soyinka ou les romans de Chinua Achebe. Mais Okigbo faisait bel et bien partie de ce trio d'écrivains nigérians. Ils appartenaient à la même génération. Ils étaient les piliers de la littérature nigériane de l'époque.
Christopher Okigbo a écrit l’essentiel de son œuvre dans les années 1950-60. Quelles influences les turbulences politiques ont-elles eu sur sa poésie ?
Chrisopher Okigbo, comme les autres écrivains, était très impliqué dans la vie politique et sociale de l’époque. Littéraire aussi. Il a participé avec Achebe, Soyinka, Clark et Tutuola à la création du Mbari Club, vivier foisonnant d’écrivains, de peintres et de sculpteurs, de musiciens et d’acteurs, un collectif à l’origine d’une réflexion et de pratiques artistiques qui, dans les années qui suivent l’indépendance, bousculent les clichés sur l’art africain. Le Nigeria accède à l’indépendance en 1960, mais la vitalité postindépendance a très vite cédé la place à une période de désillusion, une désillusion qui se reflète dans la littérature. D’ailleurs les romans nigérians des années 1960 s'appellent, comme au Ghana d'ailleurs, « les romans de la désillusion ». On espérait que tout allait changer avec l’indépendance. Mais malheureusement les conditions laissées par les Britanniques n'étaient pas des meilleures pour permettre aux Nigérians de bâtir une nation très solide. Très vite, après le départ des colonisateurs, on assiste à une dégradation de la vie politique, gangrenée par la violence généralisée, la corruption et les disparités qui explosent entre les différentes régions du pays. Les écrivains s’engagent.
Quelles formes prend leur engagement ?
En 1965, Soyinka est arrêté pour avoir forcé la station de radio d’Ibadan à diffuser un enregistrement dénonçant le trucage des élections. Le futur Prix Nobel de littérature a écrit dans ses mémoires qu’Okigbo lui rendait visite régulièrement dans la prison et lui lisait ses poèmes. En 1967, la guerre civile éclate, avec la proclamation en mai de la République du Biafra. Témoin de l’arrivée en masse des réfugiés Igbos fuyant le Nord et ébranlé par les atrocités commises envers les siens, Okigbo s’engage dans l’armée biafraise. C’est en se rendant au Biafra pour une tentative de paix que Soyinka voit Okigbo pour la dernière fois. Il écrira : « Lui du moins avait donné sa vie pour ses rêves de jeunesse, mais comme il était dommage que ce fût sur le front d’une guerre fratricide. » C'est un problème très douloureux dans la mesure où certains, les Igbos par exemple, voient Okigbo comme un héros. D'autres pensent qu’il aurait mieux fait de rester poète. Enfin, c'est l'éternel problème de l'engagement…
« Devant toi, mère Idoto, / nu je me tiens ; / devant ta présence aquatique, / un prodigue // appuyé contre un acacia, / perdu dans ta légende. // Sous ton pouvoir j’attends // pieds nus, / gardien du mot de passe / à la Porte du ciel ; // des profondeurs, mon cri : / tends l’oreille et écoute… » Ainsi commence Labyrinthes, qui est composé de quatre cahiers aux thématiques très différentes et intitulés « Portes du ciel », « Limites », « Distances » et « Sentier du Tonnerre ». Qu’est-ce qui fait l’unité de ce volume ?
Ce qui fait l’unité de l’ouvrage, c'est en fait la quête initiatique du narrateur. Par exemple, prenez le premier poème que vous citez : « Le Passage ». Ce poème raconte le retour du poète à son village. Il revient à la rivière, qui fut un repère marquant dans son enfance, la rivière où il allait boire, se laver. Elle s'appelle Idoto, elle est la mère Idoto, qui est aussi une divinité de la rivière. Le poème raconte son retour à cette source, dans tous les sens du terme. C’est l’enfant prodigue qui revient à la maison. Il se tient devant la présence aquatique de la divinité, pieds nus et le dos appuyé contre l'acacia qui est l'arbre totem du village. Des profondeurs de son âme surgit le cri, qui est l’offrande qu’il donne à la déesse. Okigbo dit dans son Introduction au recueil que ce retour au village est un passage, un moment de transition dans sa vie. Il s’était éloigné de ses racines, en allant faire des études à l’école anglaise, une école extrêmement élitiste où il a décidé de faire des Lettres classiques. Il y a eu aussi le passage par le catholicisme, ses parents s’étant convertis au christianisme. Aujourd’hui, il retourne à ses origines en quelque sorte, aux sources traditionnelles qu’incarne son grand-père, qui lui-même était le grand prêtre de la rivière. Il parle de la « route du ciel », qui est une allusion à ce voyage initiatique. Pour moi, c’est aussi une référence à son écriture : le retour coïncide avec son lancement dans la poésie pour essayer en quelque sorte de se retrouver.
Dans la préface qui accompagne Labyrinthes vous qualifiez Christopher Okigbo de « poète-tisserin ». Ce rapprochement du poète et de l’oiseau mérite une explication de texte.
Okigbo lui-même se voyait en tisserin. « Tout à coup me faisant loquace/ comme tisserin », écrit-t-il dans l’un de ses poèmes. Le tisserin est un oiseau bâtisseur qui, au lieu de bâtir son nid sur une branche comme le font les autres oiseaux, le suspend aux branches. C’est à cette habileté créative dont témoigne le nid du tisserin, une véritable œuvre d’art, que fait référence cette comparaison. « Mort d’un tisserin », écrira pour sa part John Pepper Clark, à la disparition de son ami dont il avait publié les premiers poèmes dans sa revue littéraire The Horn. Il parlait de « sa maison inversée (qui) portait une paille de chaque sol », ce qui est une référence à la diversité d’inspiration de la poésie de Christopher Okigbo, qui puise ses thèmes et motifs autant dans la culture igbo que dans la culture yoruba, mais aussi dans ses lectures extra-africaines telles que l’épopée de Gilgamesh, la poésie homérique ou bien sûr les modernistes anglais comme W.B. Yeats, T.S. Eliot ou Ezra Pound dont l’écrivain s’était nourri pendant ses années universitaires. Ces influences plurielles expliquent que l’œuvre d’Okigbo soit riche, multiforme et éclectique, qui continue de marquer les imaginaires. Il faut souligner aussi que la poésie d’Okigbo a partie liée à la musique. L’homme était lui-même musicien de jazz, il jouait du piano, de la clarinette, du trombone. Il écoutait aussi beaucoup de musique classique européenne et moderne. Il disait avoir écrit les premiers poèmes de « Porte du ciel » sous l’influence de Debussy, César Franck et Ravel. Le résultat était forcément original.
Peut-on qualifier Okigbo de « poète engagé » ?
Je pense que tous ces poèmes sont dans un engagement intime et personnel, mais pas explicitement dans un engagement politique, sauf dans le dernier cahier « Sentier de tonnerre », paru après la mort du poète. Dans ces derniers poèmes, structurée comme la poésie traditionnelle, il prophétise la guerre. Mais autrement sa poésie n’est pas narrative en tant que telle. Dans les poèmes de « Distances » par exemple, écrit après une anesthésie générale, le poète évoque une expérience, une ambiance. On flotte dans un entre-deux, entre la vie et la mort, le rêve et la réalité. C’était Chimamanda Ngozi Adichie, qui disait que le poème « Passage » était certes énigmatique, mais elle avait, quand elle le lisait à haute voix, une sorte de frisson de reconnaissance. Et je crois que c'est ça la poésie, c'est le non-dit, c'est l'indicible qui arrive à surgir tout d'un coup entre des mots écrits par quelqu'un d'autre, mais qui nous correspondent quelque part dans notre propre itinéraire.
Labyrinthes, par Christopher Okigbo. Edition bilingue, collection « Poésie ». Gallimard. Traduit de l’anglais par Christiane Fioupou. 224 pages, 10,30 euros.