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Jun 29
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Se libérer des obsessions des origines, ...

Rfi
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Retour à l’imagination singulière de Marie Ndiaye cette semaine, dans un second volet consacré à cette autrice majeure des lettres françaises contemporaines. À mi-chemin entre fiction et autobiographie, son nouveau livre Le bon Denis paru dans la collection « Traits et portraits », éclaire d’une intensité nouvelles la mythologie du père absent autour de laquelle Marie Ndiaye a construit son œuvre littéraire.

Dans le premier volet de cette chronique consacrée au nouvel opus de Marie Ndiaye, Le bon Denis, nous avions évoqué le phrasé au souffle long, si caractéristique de cette écrivaine pas comme les autres. L’extrait ci-après, sélectionné dans les premières pages du nouveau roman  illustre l’écriture envoûtante de la romancière, le souci de la précision, la puissance évocatrice de son écriture.

« Tu ne t’en souviens peut-être plus, dis-je, détachant mes yeux de son visage et fixant celui-ci dans la vitre noire où, une fois encore, il se déformait d’horrible manière, lèvre retroussée sur les dents malades, yeux plissés cyniquement et comme si, faisant mine de m’écouter, ma mère se riait de moi, fermait ses oreilles à des propos qu’elle connaissait déjà, ourdissait son avenir secret, violent et minutieusement choisi. Elle me répondit assez froidement qu’elle se souvenait de tout. »

Le passage met en scène une confrontation violente entre la narratrice et sa mère. Or, comme dans la bonne société on se garde de dévoiler ses sentiments, c’est en regardant dans la vitre noire où se réfléchit le visage de la mère que la fille prend réellement conscience de la violence des ressentiments que celle-ci éprouve à son égard. « Miroir, miroir, dis-moi qui est la plus belle ! » Avec la vitre noire, nous sommes embarqués dans l’univers des contes qui a été depuis ses débuts une source d’inspiration majeure pour Marie NDiaye.

 

 

L’art poétique

Le bon Denis est une excellente illustration de l’art poétique de la romancière. L’art fonctionne dans ces pages comme un miroir déformant qui distancie le réel pour mieux le représenter. La distanciation passe ici par l’écriture, mais aussi par la structure narrative du récit. L’ouvrage se présente comme une somme de variations sur le thème du père. La mythologie du père absent autour de laquelle Marie Ndiaye a construit son œuvre littéraire, est abordée dans ces pages à travers une suite de quatre textes, qui convoquent de manière ludique et différenciée le motif de la présence/absence du père.

« J’avais envie d’utiliser des styles différents, des écritures diverses, explique Marie Ndiaye. Il me semblait que les fragments étaient la forme la plus adaptée, c’est-à-dire il y a une écriture narrative, une écriture plus libre dans le sens plus spontanée, une écriture plus proche de la poésie en prose. J’avais ce désir de déployer des styles divers, qui correspondraient à chaque version de l’histoire en quelque sorte. »

Le premier texte se présente sous la forme d’un dialogue narrativisé entre une mère vieillissante et sa fille. Avec pour support la figure imaginaire d’un certain Denis qui n’est pas le père, mais un père de substitution. A-t-il jamais existé ? Toujours est-il que c’est par le biais de la fable de Denis, que les deux femmes convoquent le souvenir du père sénégalais affublé de tous les maux. N’a-t-il pas abandonné son foyer familial, sa femme française, ses enfants ? Superbement construit sur fond de moult ressentiments, reproches et souvenirs réels et irréels déterrés du fond de la mémoire, ce récit est un modèle de narration du comportement  psychotique. L’action se déroule dans une maison de retraite, parmi des patients « dont la lucidité peu à peu s’en allait », ainsi que le raconte la narratrice.

Récit d’enfance, le deuxième texte donne à lire en alternance deux histoires : celle de la mère grandissant dans sa Beauce natale et celle du père au Sénégal. Se satisfaisant de peu, chacun mène une vie d’insouciance rêvant de ce que l’avenir peut leur réserver. Le troisième texte n’est pas un récit, mais plutôt une réflexion de l’autrice/narratrice sur le racisme dans la France des Trente Glorieuses, qui aurait pu pousser son père, raisonne la narratrice, à abandonner sa famille française pour retourner s’installer dans son pays. « Je n’ai jamais pensé qu’il avait pu éprouver en France, écrit la fille, des sentiments différents de ceux que je lui prêtais, jamais pensé qu’il s’était peut-être senti, dans la belle France de maman, considéré avec méfiance ou hostilité, avec mépris peut-être », écrit la fille cinquantenaire qui, après en avoir longtemps voulu à son père d’avoir abandonné sa famille, se montre aujourd’hui plus mûre, plus compréhensive sur la question.

Catharsis 

Le quatrième et le dernier texte du récit a quelque chose de cathartique. Son action se déroule à Las Vegas où une jeune femme venue rencontrer son père, se rend compte que ce dernier n’est pas l’homme tel qu’elle l’avait imaginé. Et Denis refait surface, pas en tant que père mais cette fois en tant que frère. Il vient lui annoncer que leur père ne veut pas les reconnaître. Loin d’être une nouvelle source de souffrance, cette annonce est vécue par le frère et la sœur comme un soulagement. Ils sont soulagés de de ne plus devoir passer leur vie à scruter le mystère des origines. C’est la promesse du renouveau.

Il y a vingt ans, Marie Ndiaye avait publié Autoportrait en vert, un ouvrage d’un seul tenant consacré à sa mère. Le bon Denis consacré à son père est l’exact pendant de ce premier. Force est de constater que ce volume est autrement plus riche, même si les quatre parties qui le constituent renvoient aux thématiques récurrentes de l’injustice, l’incommunicabilité entre les êtres et la quête des origines qui constituent la marque de fabrique de l’œuvre de la romancière. La force de ce nouvel opus réside surtout dans l’assurance du phrasé et dans la lucidité gagnée à force d’écriture qui auréole d’une nouvelle intensité les mythes et les métaphores obsédants de l’imagination singulière de Marie Ndiaye.

Le bon Denis, par Marie NDiaye. Coll. « Traits et portraits », éditions Mercure de France. 127 pages, 17,50 euros.

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