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Sep 21
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«Dans ce pays, la guerre avait mort la r...

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Classique de la littérature africaine moderne, le premier roman du Mozambicain Mia Couto Terre somnambule a été traduit en 33 langues. Traduit en français deux ans après sa parution en 1992, mais épuisé depuis, il vient d’être retraduit. Il s’agit d’une version plus audacieuse, avec pour ambition, comme le précise la quatrième de couverture du livre, d’être à la hauteur « de la créativité de Mia Couto qui a voulu construire un langage qui rende compte d’une nation à la recherche de sa propre image ». Entretien avec Elisabeth Monteiro Rodrigues, traductrice de Terre somnambule.

Rediffusion du 9 mars 2025.

RFI : Comment est née cette idée de retraduire Terre somnambule ?

Elisabeth Monteiro Rodrigues : Il y a quelques années on s’est rendu compte que la première traduction de ce roman, faite par Maryvonne Lapouge-Pettorelli, n’était plus disponible, qu’elle était en fait épuisée depuis une dizaine d’années. L’idée d’une nouvelle traduction est alors née pour que ce texte existe de nouveau en français. Nous en avons souvent parlé avec Mia Couto. C’était un désir commun, partagé entre Mia Couto, moi et les éditions Métailié. On a donc attendu que les conditions éditoriales soient réunies pour le faire et les choses se sont débloquées en septembre 2020. C’est comme ça que j’ai commencé à travailler sur cette traduction.

En fait, vous avez retraduit le roman. Est-ce parce que vous souhaitiez améliorer la traduction existante ? 

Ce n’est pas la qualité de la traduction existante qui était en cause. D’ailleurs dans l’avant-propos qui accompagne la nouvelle version du roman en français, je rends hommage à Maryvonne Lapouge-Pettorelli, la première traductrice de Mia Couto. Sa  traduction est très belle. Je souhaitais découvrir ce qu’on peut entendre aujourd’hui de ce tout premier roman, à l’aune de mon long compagnonnage avec l’œuvre de Mia Couto, en donner ma lecture et mon interprétation. Je voulais essayer de recréer en français ce que Mia Couto fait à la langue portugaise.

Expliquez-nous donc ce que fait Mia Couto à la langue portugaise ?

Dans ses écrits sur son travail, Mia Couto parle de la « désidiomisation » de la langue, c’est-à-dire qu'il déconstruit le portugais dans sa norme européenne. Mia Couto se considère lui-même comme un traducteur. Ça tient à son positionnement dans son écriture entre différents mondes, entre l’urbain et le monde rural, entre les anciens et l’histoire, les vivants et les morts etc…, comme l’est le personnage de Kindzu qui est un intermédiaire entre sa famille et le monde extérieur qu’il rencontre à travers l’école. Et je pense que le langage que Mia Couto met en œuvre a pour l’ambition de réunir tous ces mondes pour les faire co-exister. Son travail a à voir avec cette idée qu’il faut une langue particulière pour restituer tous ces différents mondes.

Prenons, par exemple, le début du roman. On lit dans la première version : « La guerre, à cet endroit, avait tué la route ». Plus loin, « Seuls, alentour dans la savane, les baobabs contemplent le monde en train de flétrir ». Ces phrases deviennent sous votre plume : « Dans ce pays, la guerre avait mort la route. (…) Dans la savane à l’entour, seuls les baobabs contemplent le monde qui défleurit ». Pourriez-vous nous expliquer le processus qui vous a conduit à la version que vous nous donnez à lire ?

Cela m’a pris un certain temps pour arriver à ce résultat, comme vous pouvez l’imaginer. Qui plus est, les processus ont été différents dans les phrases que vous citez dans vos exemples. Alors que pour « le monde qui défleurit », c’est une traduction quasiment littéral de « mundo a desflorir ». « Desflorir », c’est bien le terme qui est utilisé en portugais par l’auteur. Comme le terme « défleurir » existe en français, j’ai voulu conserver cette image à la fois concrète et poétique. Cela se corse un peu pour la première phrase. Comment le terme « endroit » devient « pays » dans ma version, mérite une explication. Mia Couto écrit « lugar » en portugais, qui veut dire « endroit » « lieu » ou « région » en français. J’ai utilisé le mot « pays » dans son sens restreint de « région », tel qu’on l’entend par exemple chez René Char, pour le faire résonner avec le mot terre un peu plus loin. Quant à la formule « la guerre avait mort la route », elle renvoie à un usage, on peut dire, « populaire » du participe passé dans l'original. Je me suis dit qu’il fallait oser introduire quelque chose d’équivalent, en décalage par rapport à ce qu’on attendait d’un point de vue normatif. Dans ce premier chapitre, il y a énormément d’autres exemples de ruptures syntaxiques ou normatives. Mia Couto part d'une structure idiomatique existante qu'il transforme. Il y a un sens de l’aphorisme, de la formule, ce qui donne en portugais quelque chose de très resserré et très rapide. Mon ambition était de reproduire dans la version française cette dimension rythmique et la rupture linguistique. 

Dans l’avant-propos explicatif, vous avez raconté que vous vous êtes inspirée du travail sur la langue des écrivains africains ou antillais comme Chamoiseau, Kourouma, mais aussi de Rimbaud. Comment le langage de ces auteurs a-t-il nourri votre réflexion en tant que traductrice ?

Cela a à voir avec ce qu’est traduire pour moi. On traduit, je crois, avec tous les livres qui nous ont formés, qui nous ont intéressés, émus, touchés... La traduction, pour moi, est un peu un dialogue avec ma bibliothèque intérieure. Dans ma bibliothèque, il y a bien sûr les auteurs que vous avez cités et beaucoup d’autres. Ils ont en commun d’écrire dans une langue française qui est ouverte et dans laquelle justement circulent d’autres langues et d’autres rapports au monde. Je pense particulièrement au Soleil des indépendances d’Ahmadou Kourouma ou à La Vie et demie de Sony Labou Tansi. Mais aussi à Rimbaud ou à Jean Giono. Leurs textes, dans lesquels se déploient des imaginaires autres et de nouvelles possibilités d’écriture, m’aident dans mon travail de traductrice, en m'inspirant parfois des solutions à des problèmes d’équivalents, qui peuvent m’occuper des jours et des jours. C’est ce qui m’est arrivé avec Rimbaud, dont le poème « Les premières communions » m’a suggéré le mot « illuné » pour traduire « enluarada », relativement courant en portugais, il signifie éclairé ou baigné par le clair de lune, et pour lequel je souhaitais un seul mot en français pour préserver la cohérence rythmique. 

 

Avez-vous l’impression que votre retraduction permet aux lecteurs de mieux entrer dans ce roman complexe, surtout dans cette allégorie de la « famished road » au cœur de l’intrigue ?

 

Il faudrait peut-être poser la question aux lectrices et aux lecteurs. Moi, je peux vous parler de mon projet. Il était, je crois, de montrer que la langue bouge, en contrepoint à la nature morte, au désespoir qui est au cœur de ce roman. Elle annonce la renaissance, avec l’apparition de la rosée, les couleurs qui reprennent leur droit sur le chaos et la mort. C’est parce que Mia Couto réussit à raconter si merveilleusement cette renaissance de l’homme et de la nature que j’aime tant Terre somnambule.  

Terre somnambule, par Mia Couto. Traduit du portugais par Elisabeth Monteiro Rodrigues. Métaillié, 256 pages, 24 euros.

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