Travailler sans papiers, une situation qui n’existe pas en Chine, où tous les travailleurs migrants ont des papiers et même un permis de résidence. Des papiers qui ne donnent pas accès aux mêmes droits, notamment en terme d’assurances médicales. Notre correspondant à Pékin, Stéphane Lagarde et Louise May se sont rendus dans un village pour travailleurs migrants en périphérie de Pékin.
Quelques coups de klaxons, des silhouettes écrasées par le soleil de midi qui s’interpellent en n’osant pas quitter l’ombre des bâtiments, mais pour le reste la rue principale est plutôt calme dans ce village de travailleurs migrants situé au nord-ouest de la capitale chinoise. Ici, on circule à vélo ou parfois grimpés à deux ou trois sur des scooters électriques muets comme des poissons au milieu de la circulation. C’est dimanche, la Chine se repose mais les boutiques restent ouvertes comme celle de cette marchande de fruits.
« Il fait chaud. On a peu de melons car il ne pleut pas.
-Celui-là, il pèse combien ?
-5 kilos, donc 3,70 euros.
-Je veux bien un autre sac, j’habite loin.
-Voyez, certains viennent de loin. »
On vient de loin pour le prix des fruits, pour des petits estaminets où la note ne dépasse pas 40 euros à cinq – ce qui est difficile à imaginer au centre de Pékin – mais surtout pour se loger quand on débarque dans la capitale sans rien.
La station de métro la plus proche se trouve à une heure de marche, les loyers sont modérés, comparé à ceux du centre-ville.
Lui travaille comme agent de sécurité, il vient d’arriver dans le village. « Je n’ai pas vraiment eu le choix. Je n’ai pas d’argent, je suis un travailleur migrant. Les chambres ici sont... Bon de toute façon, là où j’habitais avant les appartements ont été détruits. Il n’y a plus de place pour moi et ce qu’ils ont reconstruit est bien trop cher. L’avantage aussi ici, c’est qu’on peut payer au mois, en laissant une caution d’un mois de loyer. Pour cela, il faut s’arranger avec le propriétaire. »
De chaque côté de la rue principale, une cité dortoir composée d’immeubles de maximum trois étages. Il est interdit d’habiter dans les étages supérieurs pour limiter les risques d’incendies, nous dit-on. Les propriétaires comme les locataires n’ont pas besoin de passer par des agences immobilières. Tout se fait par le bouche-à-oreille et les locations sont rarement vides. Une pièce avec toilettes séparées se loue pour moins de 100 euros par mois. Un tarif là encore introuvable à l’intérieur des cinq premiers périphériques de la capitale et qui attire des profils différents, mais qui ont tous en commun de ne pas être de Pékin et de percevoir un salaire modeste. L’habit fait le migrant.
À l’arrêt de bus à l’entrée, on reconnaît les métiers à leurs tenues. Les casques jaunes des ouvriers en bâtiment, les casques de moto des livreurs de plats à emporter, l’uniforme des livreurs de colis, des balayeurs de rue ou des jardiniers. Les parents de M. Lee sont arrivés à Pékin il y a bien longtemps pour travailler sur les chantiers. Une vie qu’ils ne souhaitaient pas pour leur enfant. M. Lee est devenu chauffeur VTC.
« Il y a beaucoup de monde ici. Des centaines de personnes vivent dans un même bâtiment. Et il y a souvent du bruit. Certains se retrouvent entre amis. Ils boivent un coup et ils jouent au mah-jong parfois jusqu’au lever du soleil. Et puis, beaucoup se lèvent à 5 ou 6 heures du matin. Ils vont aux toilettes sur le palier avant d’aller au travail. Vous entendez les allers-retours dans le couloir. Maintenant c’est l’été, il n’y a pas de climatiseurs dans les chambres. J’ai vécu ici dans une pièce sans fenêtres. Les ventilateurs brassent de l’air chaud. Nombreux sont ceux qui travaillent sur les chantiers. Ils reviennent épuisés en fin de journée. Ils veulent prendre une douche, mais il n’y a pas de place dans les douches communes. Alors ils font chauffer de l’eau et ils l’emmènent dans un seau aux toilettes publiques. C’est ça, la vie de migrants. »
« Ici, les appartements sont très simples. On a généralement une pièce avec un lit, un placard et des toilettes séparées, nous explique Mme Mu, vendeuse dans un magasin de lunettes. En fait, le père de mon fils travaille à Pékin. Je voulais que mon fils ne soit pas séparé de son père. On a donc déménagé ici pour qu’il puisse passer le plus de temps avec son papa. Et quand il grandira, on le renverra. »
Les enfants de migrants sont renvoyés dans leur province pour passer le bac et même parfois avant. Même chose pour l’assurance maladie : pour bénéficier des mêmes droits, les migrants doivent retourner dans leur ville natale, sinon il faut passer par les assurances d'entreprises quand on est commerçant. Il y aussi des « sociétés écrans » qui enregistrent vos assurances avec le prêt pour l’achat d’un logement, mais « les remboursements mensuels sont souvent trop élevés par rapport à nos revenus », confie un trentenaire qui habite le quartier.
Pour le choix du travail, paradoxalement les choses ne se sont pas vraiment améliorées pour la deuxième génération de migrants. Le taux de chômage des 16-24 ans a dépassé la barre des 20 % en juin, un record. Les emplois ciblés par les jeunes diplômés sont probablement plus impactés que les métiers non qualifiés. Toujours est-il que trouver un travail est aujourd’hui compliqué. Pour échapper à l’usine ou au chantier, des centaines de milliers de jeunes travailleurs migrants ont profité du boom des plateformes de vente en ligne et des emplois de coursiers. Sauf que là aussi, le secteur est saturé. Face à l’explosion de l’offre de VTC, les chauffeurs parviennent à peine à gagner leur vie. Les autorités ont dû réglementer le secteur et les plateformes ont été contraintes de réduire le nombre de leurs conducteurs.
Et puis comme leurs parents, cette nouvelle génération de migrants est confrontée de toute façon à un plafond de verre dans certains secteurs. Qin Fengxian a envoyé des questionnaires à 2500 migrants pour son enquête intitulée « Travailler comme ça pendant 30 ans ». Cette professeure à l’université de l’Anhui, au centre de la Chine, a publié ses résultats en ligne juste avant l’été. À Pékin, huit types d’industries et 103 emplois ne peuvent pas être occupés par des migrants dit l’étude, sans parler des problèmes d’écoles.
« Mon fils est en maternelle, pour le primaire nous le renverrons en province. Nous venons de la province du Hubei, on ne peut pas le mettre à l’école publique à Pékin. On est dans le privé ! Bon ici, il y a deux villages de migrants et ces gros tuyaux qui longent les bâtiments, c’est pour le chauffage en hiver. Ils ont été installés il y a deux ans. Avant, on se chauffait au charbon, maintenant c’est au gaz », explique Mme Mu.
Il n’y a pas un, mais en réalité deux villages de migrants derrière ces murs de briques couleurs cyan, nous confient les habitants que nous croisons. Un de chaque côté de la rue principale : Ping Xi Fu pour l’ethnie Han et Xiao Xin Zhuang pour les musulmans Hui. Sur des grilles en fer, l’odeur des naans tout juste sortis du four de pierre attirent celles et ceux qui ont le courage d’affronter la canicule de l’après-midi. Après les pains ronds aux sésames du Xinjiang, les échoppes de bricolage dont les produits débordent des trottoirs : sacs de ciment, outillages, vis et boulons... Pas de doute, on est bien ici dans le monde du miracle économique chinois, de la sueur, des bas salaires et de la reproduction sociale.
Selon l’étude de l’université de l’Anhui, 20 % des enfants de migrants de la génération précédente ont pu aller à l’université et 63,5 % d’entre eux sont restés des travailleurs migrants. C’est le cas de M. Yang fils, patron d’un petit restaurant dans lequel ont travaillé ses parents : « J’ai toujours travaillé ici, je n’ai pas essayé d’autres villes. Si on tombe malade, on va à l’hôpital mais on paye nous-mêmes. On n’a pas le droit à l’assurance maladie de Pékin. C’est pour ça que ma fille est née dans mon village natal. C’était trop cher d’accoucher ici, ma femme est rentrée dans notre province ».
Les allers-retours entre le lieu de travail et le village de leurs origines continuent pour cette deuxième génération de travailleurs migrants. Les inégalités en matière d’assurance sociale liées au « Hukou » également. Nous avons rencontré essentiellement des jeunes migrants pour ce reportage, mais les anciens sont les plus concernés par ce que la chercheuse Qiu Fengxian appelle la « vulnérabilité sociale ».
La Chine n’a pas connu de vagues d’immigration comme les pays occidentaux pendant sa période de croissance à deux chiffres. Mais des centaines de millions de migrants intérieurs, paysans devenus ouvriers, ont contribué à faire de la Chine la deuxième économie au monde. La plupart n’ont perçu qu’une maigre part de cette croissance fulgurante. Les salaires n’ont pas suivi et seule une minorité d’entre eux a pu se constituer une épargne suffisante pour se reposer après 60 ans, l’âge moyen du départ à la retraite pour les Chinois. Les retraites sont inexistantes et la simple allocation vieillesse, quelques centaines de yuans par mois, ne permet pas de vivre normalement dans les grandes mégalopoles chinoises.